De la fascination; une irrésistible séduction de la souffrance, du corps meurtri. L’oeil est prisonnier de cette attirance de l’horreur comme il l’est par le vide depuis les hauteurs. La beauté, sœur ou fille de l’horreur? Le sujet effrayant de la décollation (Méduse, Holopherne et saint Jean-Baptise) a toujours fasciné les peintres. Géricault étudiait à la morgue les aspects des membres disséqués. Dans “Guernica”, une ville est ravagée sous la fureur des bombes, la population crie, massacrée. Mais quand il s’agit de la sanction de l’âge uniquement, pas de sang, ni de cris, seule la décrépitude du corps et de l’esprit. La vie s’en va tranquillement, sans révolte, la vérité du temps contient une violence qui s’anesthésie dans le ralentissement, l’endormissement progressif et irrémédiable. L’oeil de l’artiste est attiré par cet essoufflement péremptoire que l’on peine à envisager. Et c’est une chose bien étrange, on pense à la mort, on y conçoit son horreur ou sa délivrance, on ne cesse de lui donner forme; elle est le moteur d’une réflexion essentielle, ce qui n’est pas le cas pour la vieillesse. Elle semble tomber sur les épaules de la jeunesse comme une épée de Damoclès, tellement loin, tellement différente, tellement notre propre métamorphose nous impose de la haine et du dégoût. Un dessin de W.-E. Hill dit cela, liant intimement la jeunesse et son contraire de manière saisissante. Une double lecture est exigée; d’abord, on voit une jeune femme qui tourne la tête, le cou tendu s’extirpant d’une grande fourrure, on la suppose belle et sensuelle; ensuite, à y regarder plus attentivement, comme par un miracle inacceptable, le même dessin montre un tout autre visage, le menton très allongé planté dans le même manteau, une nez proéminent, un oeil ridé, une vieille femme à l’allure de sorcière, tourne sa tête de trois-quart, celle-ci, on peine à la contempler comme une part révolue de la beauté. En un mot, il semble plus facile d’imaginer sa propre mort que la sénescence de son être.

Alors Daniel Frank jetait un regard drastique en face de la vieillesse. Pendant huit mois, de janvier à août 1999, sous la forme de peintures et de dessins, il témoignait de cette part de nous-même. A force de tirer à lui les marques prégnantes de la vie en hospice, d’enregistrer, presque trait pour trait, ces destinées uniques, il finit par s’effondrer littéralement. Quand bien même, on pourrait lui reprocher ce voyeurisme forcené, cette délectation à capter ces visages d’une richesse graphique extraordinaire (ne sont-ils pas déjà un dessin en eux-mêmes, qui plus est, un dessin fait de lignes travaillées dans le temps, des tailles creusées par la vie elle-même, de manière à contredire l’adage répété des dessinateurs proférant qu’il n’y a pas de trait dans la nature ?). On le lui reprocherait en pleine face, comme le sont souvent ses dessins, s’il ne prenait pas parfois de la distance, si une forme de compassion ne naissait pas dans son regard. Une sensibilité romantique, toujours renouvelée envers les pauvres, les exilés, les décrépits, les condamnés, celle-là même qui poussait le poète à suivre les petites vieilles dans la rue, ou à s’apitoyer sur le sort d’un vieux saltimbanque, homme ruiné, brisé, perdu. Charles Baudelaire y voit un compagnon, un frère ainsi que sa propre destinée. Victor Hugo, dans l’habit d’un mendiant qui pend et sèche devant l’âtre crépitant, dans cette relique mitée, délabrée et pourrissante, voit une “constellation”, d’un ciel étoilé bien sûr. Poursuite angoissante ou sublimation de la déchéance, le poète comme le dessinateur fait face à un miroir réfléchissant les empreintes du temps destructif et la tiède souffrance de la vie.

Le crayon paraît le plus adapté à enregistrer, à parcourir, à visiter les chemins du temps passé. Il suit les traits des rides, re-trace, re-vit, rembobine le film de ces vies, se promène dans le paysage de la figure. Le carnet est rempli à l’aide d’un crayon HB plutôt neutre, ni gras, ni sec, les variations du trait, léger ou pesé, délicat ou presque gravé dépend uniquement des volontés de la main. L’intensité du geste s’adapte à l’émotion de la présence. Et il y a une sorte d’urgence à capturer ces vies, comme dans un dernier espoir, un dernier sacrement visuel. Croqué spontanément, rapidement, le dessin garde l’excitation intense du geste, le rythme de la prise directe, le trait ondule puis se brise, tel le tracé de l’électrocardiographe qui enregistre les pulsations du coeurs. La ligne se fait sinueuse, tortueuse, et aussi vibrante, électrique comme l’éclair, dépasse les limites de la forme; elle est expressionniste dans son ardeur et sa longueur uniquement. Sans intérêt lavaterien ou exagération caricaturale, elle s’attache férocement aux efforts de la ressemblance. Chaque rencontre est unique, chaque portrait également. Le dessin capture des personnalités, tandis que l’hospice tend à nier ces hommes et ces femmes en tant qu’individu, à les réduire exclusivement à ce qu’ils ont en commun, le poids de l’âge.

Malgré l’insistance du dessin au trait, les compositions donnent l’impression de quelque chose de photographique. Elles ont une qualité propre à l’image photographique de l’amateur (on pense aussi aux dessins de David Hockney). Est-ce parce que les choses et les visages se donnent dans leur mimétisme, tout entier, sans équivoque comme sait le faire l’image photographique ? Prise directe, dans l’évidence du lieu et du moment. Une esthétique du choc, propre à notre temps, notre civilisation dite de l’image, est bien présente dans ces cadrages nets. Les modèles ne posent pas, ils sont surpris dans leur quotidien, l’ici et maintenant, l’instantané d’une prise de vue à travers l’obturateur. D’autre part, les contours sont délimités franchement, par une ligne incisive assurée ou un agglomérat de traits redoublés. Il y a de l’acharnement, dans le sens propre du mot, le “a” marquant la direction, le but à atteindre et “charn” la variante ancienne du substantif chair. Ainsi, la volonté est de fixer au plus près les limites de l’individu, sa substance même, sa vie de chair. Cet acharnement contient dans sa forme ce qu’on pourrait appeler un ‘effet photographique’.

En 1996, Daniel Frank avait peint une série tableaux intitulée “Lieu public” dans laquelle son propre visage trône sur la toile gigantesque. Ici, l’évidence photographique, l’artiste s’était pris en photo, l’appareil à bout de bras avant de retravaillé l’image dans la matière picturale. Interrogé sur cette pratique, il reconnaissait avoir fait “un pacte avec le diable”, vouloir comprendre ce flot d’images (cinéma, télévision, photographie) auxquels nous sommes confrontés continuellement, en lui faisant face, en luttant, en créant à partir du vide de l’image mouvante ou photo, une vraie image, tangible, vivante, inscrite dans une réflexion prolongée de la matière. Dans le carnet dessiné, ce n’est pas sous une forme de lutte intestine que vient s’immiscer les deux formes d’image (l’image photographique et l’image dessinée) mais, semble-t-il, par un retour inopiné de l'”effet photographique”, comme s’il était venu s’imposer malgré tout, non par une volonté de réflexion ou de recherche mais par un détours qui finalement fait sens.

“Homo visualis. Ne plus être, se fondre en image”, dit Daniel Frank. L’homme tend à se définir, dans la rue, dans les magazines, en politique, en société, par le message de son masque et sa carapace. L’ontologie se déplace à la surface. L’anéantissement de l’être en image chez les personnes âgées se fait dans le silence du temps qui détruit peu à peu la mémoire (la perte de cette dernière étant le symptôme le plus marquant de la vieillesse). Peu à peu, seuls les souvenirs restent, et ce sont paradoxalement les plus vieux, ceux de l’enfance, qui se manifestent. Mais ces souvenirs souffrent de solitude. Ils sont enfouis à jamais parce qu’il n’est plus personne pour les partager. Jacques Brel chantait magnifiquement cette absence d’écoute:

“Et puis y a la toute vieille
Qui en finit pas de vibrer
Et qu’on attend qu’elle crève
Vu que c’est elle qu’a l’oseille
Et qu’on n’écoute même pas
Ce que ces pauvres mains racontent”

Et puis il suffirait de les regarder un peu mieux. La peau a son langage. Ces masques bien réels, aux pattes d’oies découpées, aux lèvres affinées ou gercées, aux rides creusées se lisent comme on lit le roman d’une vie. Leurs souvenirs sont inscrits à la surface de l’épiderme, à la surface du dessin. Ils ont une présence imageante. Alors que je tape mon texte sur le clavier de l’ordinateur, je me dis que cet appareil est bien le contraire de ces vieux que l’on ne prend plus en considérations, eux n’étant plus que souvenirs, la machine n’étant que mémoire.

Certains dessins proposent des vues d’ensemble, d’autres des portraits serrés où la tête s’impose sur toute la page. La distance focale varie d’une composition à l’autre, sans qu’il y ait un ordre pré-établi. A distance, où s’inscrit l’espace intérieur de l’EMS (Etablissement Médico-Social) et des figures en pieds, la ligne du dessin est continue, solide. L’ondulation est calme, sa brisure douce. Aucune ombre portée, ou très épisodiquement. La ligne règne, solitaire, quand elle ne croise pas une autre ligne, se prolongeant parfois au-delà de la forme. Les corps, souvent endormis, glissent du siège ou du fauteuil roulant. Et quand le poids des paupières n’accusent pas le sommeil, le regard tombe. Les bras se superposent en croix au-dessus de leur ventre. La sénescence les a recroquevillés sur eux-mêmes, comme action d’une longue prière. Tout semble arrêté dans un immuable quotidien, doux et tranquille, une atmosphère apaisée. C’est l’anesthésie, chaque jour répétée.

La métaphore sans doute grossière, ou trop lourde de sens, place des plantes vertes dans ce décor à l’atmosphère végétative. La ligne ondulante enferme, cloisonne l’espace ainsi que le sont ces vieux, enfermés dans leur solitude, exilés de la société et déjà un peu hors de l’humanité, plongé dans la passivité, contraints à l’inutilité (économique, sociale, souvent familiale). Plus de colère, plus de curiosité. La télévision est éteinte, les portes sont fermées. Le monde se rétrécit malgré les béquilles artificielles mesurant les espaces perdus (fauteuils roulants, cannes, lunettes). Aucune communication ne s’établit entre ces vieux; souvent un fauteuil vide accuse souverainement l’absence et la solitude.

On a démocratisé la vieillesse. Dès lors, tout le monde semble y avoir droit, la médecine ayant fait des progrès inestimables au niveau somatique. Coûte que coûte, le corps tient encore le coup, quand le reste ne suit plus vraiment la course de la vie. Remarquons, pour contredire cette peinture sinistre de la vieillesse en institution, cette femme qui se veut encore désirable – sous sa jupe ses jambes appellent à l’attention, son petit sac de ville se trouve à portée de main. Elle n’a pas baissé la garde. La tristesse dans ses yeux attendent toujours une rencontre curieuse. Toutefois, la grande majorité a subi le sort que la nature et la société leur ont imposé: ils se sont médusés dans une solitude prophylactique qui les détache de leur propre pensée concentrée sur la fin. Le sommeil et l’oubli seraient-ils les meilleurs remèdes devant le néant du quotidien et celui à venir? N’est-ce pas mourir un peu que d’entrer en institution, se figer dans les souvenirs, se rendre esclave de l’ennui du présent, pénétrer dans une perspective d’avenir bornée? La société met au rebut ces êtres aliénés qui ne se reconnaissent plus dans l’espace et les objets qui les entourent, transplantés sans autre alternative dans un milieu étranger. Là, ils perdent leur habitude, leur indépendance. Ils n’ont plus d’intimité. Ils n’ont plus de responsabilités. Ils sont niés en tant qu’homme. La sénescence devient la préoccupation majeure, autant pour eux-mêmes que pour l’institution. Alors ils font et refont le deuil de leur propre vie.

En outre, lorsque le regard se rapproche des mains et des visages, le trait s’ennivre, se met à se tordre convulsivement, devient virulent : hyperesthésie de la chair. Daniel Frank s’approche du paysage aride de la peau sur lequel est inscrit une vie électrisée, comme si tout le système nerveux s’était déplacé à la surface de l’épiderme. Au contraire du monde stable et endormi de la vue d’ensemble, la focalisation détaillée révèle une énergie dont le trait peine à contrôler. “Plus nous sommes proches de quelque chose, plus notre vue bouge, le regard se mobilise, s’excite, devient un grand voyageur, un fureteur insatiable. Les vues successives s’additionnent et s’emboîtent avec une rapidité inquiète. De près, la vision est instable. Certes, mais le trait s’enflamme également face à la puissance vitale émise par ces visages. La vie est proche, puissante. C’est elle-même qui construit la composition, le crayon épouse cette force libidinale inscrite dans les secrets de la chair.

Approchons encore notre oeil de spectateur. Toujours plus, l’instabilité règne. Les signes graphiques, énergiquement surchargés, tendent à se désolidariser de l’ensemble. Déréliction du trait, la composition se délie, le regard la traverse. Comme dans cette fresque à Vergina8, l’enlèvement de Perséphone. La jeune femme a été enlevée par le dieu Hadès qui la conduit dans le lieu éponyme. En pleine course avec son char, il l’arrache littéralement du sol dans une violence inouïe. Les touches de peinture hurlent au scandale de l’enlèvement : avec véhémence et une grande économie de moyen, la couleur est posée librement. Alors que la peinture grecque traditionnelle se voulait peinture d’ombre, skiagraphie, peinture de l’illusion, on est ici en présence de l’esquissé, du tracé libre qui se décompose au regard rapproché. Les touches colorées se désolidarisent, le regard alors traverse le mur blanc conduisant au seuil de l’Hadès, le royaume des morts.

Cette vieille dame aussi, qui est un des portraits les plus fougueux de la série des portraits serrés. Elle est fascinante; elle a un nez imposant qui se tord, des yeux caves, des lèvres si fines. Elle est composée de particules de foudres. Notre oeil est pris dans un tourbillon graphique, où les traits surexcités s’émancipent et s’excluent, s’évanouissent par conséquent dans la page. Entrer dans l’intimité d’un être et mourir en lui; – le dessin contient sa propre disparition. Les yeux de cette femme, déments et diminués, semblent se réfugier au fond des orbites, être plantés dans le crâne. Deux abîmes intérieurs, deux creux envoûtants, hypnotisants parce que la composition y avait pris naissance, avant de cheminer vertigineusement autour de ces puits sans fonds. Comment ne pas être aspiré jusqu’à la perte de conscience dans ces gouffres où palpite un frisson d’éternité?

Sébastien Dizerens (février 2002)