(Resumé de l’interview accordé à Sébastien Dizerens à l’occasion d’une exposition à l’UNIL, Unité d’Art Contemporain, en janvier 1999)

Du 15 janvier au 28 mars, l’UNIL prête ses murs à un artiste lausannois très intéressant, qui interroge, à travers ses peintures et ses dessins, l’univers infini de l’image.

Jeune artiste de 31 ans, originaire des Grisons, Daniel Frank est venu à Lausannne dans l’intention d’étudier l’audiovisuel. Après une suite de hasards, il devient peintre. Depuis sa sortie de l’Ecole Cantonale d’Art de Lausanne en 1994, très actif, il expose chaque année dans diverses galeries romandes et expositions collectives en Suisse et à Paris. Depuis près de trois ans, sa peinture prend l’image en général et l’image photographique en particulier comme champs d’étude. Dans la série de tableaux intitulée Lieu Public , il s’est pris en photo avec l’appareil à bout de bras avant de réinterpréter l’image, en grand, sur la toile. Toujours en partant de l’image photographique, il compose Les Passants et Street Parade avant de retoucher directement la photographie dans cette sorte de kaléidoscope géant qu’est les acrylicônes . Aujourd’hui, il dit avoir eu un trop plein d’images, un écoeurement vis-à-vis de la photographie et, afin de retrouver le contact direct du sujet, l’échange avec l’autre, il scrute et croque les visages de vielles personnes.

Sébastien Dizerens: Comment trouves-tu le lieu, l’espace d’exposition de l’université?

Daniel Frank: Je suis très séduit par l’idée d’exposer dans un lieu qui n’est pas prévu pour de l’art. Le musée élimine les risques, annihile l’effet de surprise. Un lieu qui n’est pas prévu pour l’art me provoque : il faut que je prouve que c’est de l’art, alors que le musée l’impose automatiquement. Il faut que je marque mon territoire, que je prenne le lieu à mon compte, que je recrée l’espace. C’est très fort comme un tableau peut influencer l’espace, comme il peut diriger le regard ainsi qu’un champ magnétique. L’université me paraît assez vide, peu soigné, peu aimé aussi. Il y a quelque chose de protestant, d’iconoclaste. Je trouve qu’il manque quelque chose car on ne peut pas vivre sans images, sans preuves de notre existence, de notre amour, de notre vision. Si on enlève ça, on a plus rien et je ne crois pas en ce vide intérieur.

SD: Mais ne crois-tu pas, au contraire, qu’on est envahi d’images?

DF: Il faut savoir ce qu’on entend par image. Certes, il y a trop d’images multipliées ou en mouvement, mais l’image seule, la vraie, portée par un support tangible, est très rare. Il n’y en a jamais eu aussi peu. La peinture d’aujourd’hui est très peu porteuse d’images. Pour moi, le cinéma, la télévision, la photographie ne sont pas de l’ordre de l’image. Ce sont des doubles de la réalité mais des doubles dans le sens de reflet, de miroir. L’image est autre chose, de plus essentielle, qui a un corps, une vie. La peinture contient cela. Elle est comme l’arbuste qui brûle constamment sans devenir cendre, le buisson ardent. L’image doit être pénétrante et universelle. Elle est à la fois matière et symbole très fort.

SD: La photographie n’a donc pas, pour toi, le statut d’image. Mais elle est tout de même la base de ton travail!

DF: Oui, en fait, si je pars de la photographie, c’est pour me battre face à elle, la dépasser, lui donner un sens. C’est un point de départ. Je l’interprète, j’aimerai lui donner un corps , une présence. La photographie me frustre alors je la scrute, la manipule avec mon regard, avec mes émotions.

SD: Tu opposes l’image mentale , empreinte d’émotions, de sentiments vécus au moment de la prise de vue à l’image photographique, dite objective.

DF: Oui, et c’est une lutte terrible. Qui est le plus fort ? Moi, mes émotions, ma vision de la réalité ou l’image photographique. En fait, j’ai une très mauvaise mémoire visuelle ; je retiens mal les formes, les détails. Par contre, je me rappelle très bien ce que j’ai vécu, ce que j’ai ressenti et j’aimerai transmettre cela dans mes oeuvres. Je colle mes émotions sur l’image. Je me sers de l’image comme véhicule de mes émotions, comme sujet dans lequel j’intègre du vécu.

SD: Pourquoi ne peins-tu pas sans passer par la photo?

DF: Je pense que c’est vraiment un besoin de lutter, de transgresser, de ne pas fuir l’image aujourd’hui. J’ai donc fait un pacte avec l’image depuis longtemps ; j’ai vendu mon âme à l’image (rire). On vit dans un temps extrêmement iconoclaste malgré ce flux d’images. Peut-être qu’on se protège mais en même temps on éteint nos antennes, on ferme notre maison. J’ai une attitude très iconophile. Je crois en l’image ; c’est presque une croyance religieuse.

SD: Aujourd’hui, tu as mis de côté ton travail sur l’image et tu fais des portraits de vieilles personnes, qui ne sont pas centrés, qui sont cadrés de manière étrange!

DF: Je me promène dans le visage comme dans un paysage et je m’y approche toujours plus. J’ai une attitude inverse de celle de Giacometti qui voyait les têtes toujours plus petites parce qu’il s’éloignait. Quand je peins, je leur prend la main gauche afin de ressentir pleinement la présence de l’autre, de vivre pleinement la rencontre. La toile est un intermédiaire entre nous. Je commence souvent dans les yeux, dans le regard et, comme je m’approche, le visage devient toujours plus grand, s’étale sur la toile jusqu’à dépasser le cadre. Tant pis si l’image dépasse, si la tête n’est pas finie. Il reste une empreinte, une empreinte du temps. Il y a un proverbe que j’aime beaucoup : « Celui qui pense, parle ; celui qui ressent, agit ». Je laisse venir les choses, parler mes émotions. L’analyse visuelle n’est qu’une part du travail, il faut aussi que la présence de l’autre, son âme, son être soit retranscrite.