“La feuille est comme la nuit, et le dessin la lumière qui en surgit”

Propos recueillis par Sébastien Dizerens, le 5 décembre 2002. © Buchet & Chastel
En 1999, Daniel Frank a fréquenté chaque jour une institution qui prend soin de personnes âgées. Durant une année, il a peint et remplit avec frénésie deux carnets de dessins.

– A vrai dire, le dessin se fait toujours dans un moment de grâce, semblable à ce que peut ressentir le musicien quand il joue. Ces moments de grâce ne s’offrent que de temps à autre. L’attente est très importante; le but est de saisir le moment opportun, et foncer. C’est instinctif, il faut contraindre le dessin, avec une certaine violence, mais toujours avec amour. Surtout sans hésiter. Friedrich Dürrenmatt disait: ” l’hésitation d’une seconde peut gâcher un poème “; je crois que c’est pareil pour le dessin.

– Tu as fait plus de cent soixante-dix dessins sur le même sujet, tu as travaillé avec ” acharnement ” ?

– Je ne dirais pas ” acharnement “, mais ” attachement “. Autant je m’attache au sujet, autant je me détache du dessin. Je ne m’en soucie guère. Le sujet m’a tellement interpellé, la vie de ces gens m’a tellement bouleversé que j’ai été pris dans un tourbillon. Ça m a donné une fantastique impulsion, et je voulais la mener à bout.

– Tu dis que tu dessines en étant presque aveugle au dessin. Mais as-tu une idée qui te guide ?

– Nous vivons dans un monde très conceptuel. J’essaie de me départir de toute idée. Le dessin, dans ce sens, est un refuge. A certains moments, bien sûr, j’ai conscience de faire le bout d’un nez, le contour d’une oreille; à d’autres, je dessine avec instinct, libéré de toute idée, et c’est là que viennent les meilleurs dessins.

– Mais j’ai l’impression que tu cherches à analyser l’espace qui t’entoure, autant que la personne qui te fait face ?

– Parce que l’atmosphère est essentielle. Il n’y a pas que le modèle qui compte, tout ce qui est autour intervient. Je me laisse absorber par l’ambiance. Ensuite, j’attends qu’un événement précieux se présente. C’est l’émotion contenue dans un geste, une pause singulière, ou l’échange d’un regard qui stimulent le dessin.

– Comment est née cette envie de faire cette série de dessins ?

– Comme une réaction à mon séjour new-yorkais, qui a duré une année, en 1998, où j’ai vécu dans un univers artificiel. J’étais immergé dans l’illusion, en permanence. J’avais, il me semble, perdu le sens de la réalité; ça m’a fait paniquer. En revenant en Europe, j’ai subi un choc: la réalité me revenait en pleine face. Et, il n’y a pas plus réel que ces visages de personnes âgées, que ces hommes et ces femmes qui vont disparaître d’un instant à l’autre. Ils sont en fin de vie, mais pas du tout morts, au contraire. De l’extérieur, on pourrait croire que je me suis attaché à un sujet morbide : la laideur…

… je parle de laideur et une belle femme passe. Cependant la laideur est tout aussi réelle, si ce n’est plus réelle que la beauté. Je suis attiré par la magie du réel, elle me fascine. Je ne détourne pas le regard, ce qui est interdit moralement me stimule. Confronté à un sujet tabou, je me sens comme un voleur grisé par le risque. En entrant dans cet hospice, j’ai découvert une mine d or. Cette mine d’or, c’est cette puissante présence de l’être humain, de la nature qui décrépit un visage, ravage un corps.

 – Tu parles d une mine d’or, alors que la société cache les personnes âgées, les met au rebut !

– Mais ça, c’est le contexte, ce que tu perçois au premier abord. Un lieu déprimant, des odeurs d’hôpital, et tous ces matériaux lisses, plastifiés, c’est terrible. J’essayais de faire abstraction de ce cadre, pour n’y voir que les gens et certains m’ont simplement émerveillé. D’autre part, à cette époque, je souffrais d’un chagrin d’amour. En affrontant cette souffrance plus grande que la mienne, je me suis réconcilié avec la vie, car ils m’ont donné de la vie. Je crois que j’ai cherché à transmettre, par le dessin, ce désir qu’ils m’ont offert comme un dernier cadeau.

– A quelle distance physique te tiens-tu de ton sujet ?

– D’habitude, à une distance d’environ un mètre. Mais ces petits vieux m’ont offert un espace plus intime. Tu sais, les enfants peuvent se regarder dans les yeux sans ressentir de gêne; c’était pareil avec eux. C’est merveilleux, à leur âge, de pouvoir à nouveau se regarder droit dans les yeux pendant très longtemps. J’ai donc abandonné cette distance conventionnelle, je me suis rapproché. Je leur donnais parfois la main gauche pour les tenir éveiller tout en dessinant de la main droite. On dit que plus on est proche, plus on s’éloigne de la vérité. J’avais l’impression de me plonger dans une mer agitée, infinie. Cette proximité était tellement intense. Tu n es si proche que dans l’acte d’amour. Comme si dessiner était dans ce cas une simulation de l’acte amoureux. D’ailleurs, certaines femmes, malgré leur âge, sont devenues très coquines. Elles me confiaient des choses troublantes. Du coup, elles oubliaient leur vieillesse. Elles se sentaient jeunes à travers moi et, à l’inverse, je me voyais vieux à travers elles. Nous nous sommes tendu des miroirs déformants. Le dessin était le médium entre nous, une base de rencontre.

– Tu m’as dit que la lecture du dessin est plus exigeante que celle de la peinture. Pour quelle raison ?

– La lecture du dessin est plus exigeante. En peinture, on peut toujours se reposer sur l’illusion. Le dessin, lui, n est pas fait d’illusion. Il est beaucoup plus direct, plus instinctif; ce n’est qu une trace, une trace qui vient de l’intériorité. D’apparence, il est plus pauvre: pas de couleurs, pas de matière et de format souvent plus modeste. Il paraît plus faible, mais c’est cette faiblesse qui fait sa force. Il doit en faire davantage pour devenir spirituel.

– Spirituel ?

– Oui, si tu fais une tache bleue sur une toile par exemple, ça paraît spirituel. Le dessin n’a pas ce pouvoir. Il est plus sincère, c’est plus difficile de tricher. Je n’aime pas les dessins qui ont une belle texture, un rendu, qui enjolivent, qui imitent la peinture.

– Tu veux dire que le dessin est plus sincère dans le sens où tu ne peux pas créer d’illusion ?

– C’est ça, le dessin s’accroche au réel. Il naît d’un geste simple. Il est amoureux du sujet à chaque fois, sans se soucier de lui-même; il est violent et frivole; il est libre et dépressif, mais il persiste à aimer, avec gratuité. Je crois que le dessin est ce que nous portons tous en nous, cette capacité de création que l’on perd avec l’âge. Aujourd’hui, il y a moins d’art que de culture autour de l’art. Le dessin, quant à lui, est un art désintéressé.

– Est-ce plus difficile pour toi de dessiner un paysage ou un visage ?

– Un paysage. Les Chinois ont dessiné des paysages dans lesquels ils ont peint l’être humain en le rendant presque absent. Notre époque domine à tel point le paysage que je n’arrive plus, paradoxalement, à y retrouver l’âme humaine. Alors que dans le visage, je vois un paysage ; je ne vois plus l’humain dans le visage, mais le paysage.

– Un jour, tu m’as dit : ” Dans les constructions et le paysage des Grisons, on voit peu de lignes droites “, comme dans les visages !

– La ligne droite, c’est la plus grande abstraction que l’on puisse faire de la nature. Elle me terrifie, bien qu elle représente toute la modernité. Je lutte contre l’abstraction pure. Pour moi, la nature est à la fois harmonieuse et chaotique. Dans mon trait, il y a, je crois, quelque chose de chaotique qui s organise et finit par représenter un visage.

– Segantini, Giacometti, Varlin, Gian Pedretti sont nés ou ont travaillé dans les Grisons. Comment expliques-tu cela ?

– C’est insolite. Je cherche à me l’expliquer. Le paysage nous habite. Les montagnes des Grisons exercent un pouvoir magnétique. Face à une nature imposante, tu es naturellement placé dans la position de l’observateur. Et le dessin est le moyen le plus intime et le plus simple pour observer le monde. Parfois, je me dis qu’il y a peut-être une raison sociale à cette c’est le peuple. Il est accessible à tous, alors que la peinture est plus élitaire, elle va contre la mentalité d une telle région. En Suisse, d’autres artistes : Holbein, Steinlen, Vallotton, Hodler, Soutter, Klee, Dürrenmatt, Tinguely ont d’abord été d’excellents dessinateurs. Pourquoi les Grisons ? Je ne sais pas. Toutefois, en regardant les montagnes, tu vois les masses, les reliefs, les contours, les espaces vides, tu vois des formes, des traits, tout ça, c’est déjà du dessin. C’est pareil avec le visage des personnes âgées : ces rides, ces angles de chair, ces déformations invitent au dessin.

– On parle parfois des dessins comme d un murmure, alors que tes dessins paraissent comme des cris ?

– Ah, des cris ? Est-ce que le cri est entendu comme douloureux, déchirant ou jouissif, comme un moment de grâce ? Ou est-il l’expression d’une concentration maximale de notre énergie ? Est-ce un cri intérieur, un cri dans la nuit ? Je compare souvent le dessin à la nuit. Pour moi la feuille est noire, et le dessin est la lumière qui en surgit. Ainsi le cri serait le sursaut de sa propre existence. Heureusement que je peux crier.

– Quels liens gardes-tu avec ces personnes âgées ?

– C’est de l’ordre du souvenir. C’est une acceptation de la vie, de la sénescence et de ma vieillesse, ma propre décrépitude. La plupart des gens que j’ai dessinés sont morts, ils ne sont plus qu’un souvenir. Certains sont imprimés dans mon coeur et vont le rester toute ma vie, d’autres sont sortis par la petite porte de derrière, sans laisser de trace, si ce n’est un dessin.