Dans un EMS je rencontre Madame A, une inconnue, assise parmi d’autres personnes âgées. Ses doigts bougent. Elle a été pianiste, me dit-on. Une femme magnifique, je vois. J’aimerais la dessiner. Elle rit avec sa dernière dent au moment où je m’assois en face d’elle. Elle entame la conversation d’une voix très vive.

– On s’est déjà vu?

– Sûrement!

– Mes enfants sont tous partis, soupire-t-elle. L’un en Afrique, l’autre en Angleterre, au Japon, au Portugal… La liste est longue, avec tout ce qu’ils sont en train de faire… (J’apprends plus tard qu’elle n’a jamais eu d’enfants).

– Vous savez je m’invente tout, ça n’arrange que moi, mais que voulez-vous, on est des prisonniers ici, la vie est tellement morose. Ils m’ont louée pour payer les infirmiers!

Je commence à la dessiner. Ces yeux deviennent grands.

– Vous, vous avez des enfants?

– Eh non, pas encore… Voulez-vous que je vous explique comment on fait des enfants?

– Ça va, Madame, dis-je en souriant, j’aimerais juste faire un dessin de vous.

– Bien sûr, Monsieur, vous pouvez faire tout ce que vous voulez avec moi… Elle rit profondément, toujours plus déchaînée. J’y comprends rien. Soudain très directe: Vous avez une femme?

– Oui, en fait, non!

– Ahh, vous avez plusieurs femmes en même temps? Elle fait semblant d’être effrayée, puis éclate de rire à nouveau. L’interrogatoire continue: Vous l’aimez, vous êtes fidèle?

– Très fidèle, je l’aime….

– Et c’est la femme que vous avez choisie?

– Eh ben, elle… vient de me quitter.

Madame A devient soudain très sérieuse.

-Mon mari aussi m’aimait trop! C’est parce qu’il m’aimait trop qu’il s’est dépêché de me revoir et qu’il s’est fait écraser par une voiture. J’espère qu’il n’a rien senti. Vous savez, il a été peintre.

J’avale et essaie de la dessiner.

– Je ne comprends pas qu’on puisse dessiner quelqu’un, me reproche-t-elle. Je lui montre ce que je fais.

– Ce n’est même pas moi!…Ah oui, c’est moi,… quand je serai vieille!

Je reste perplexe. On recommence à parler de ma femme (laquelle?) et de mes enfants (que je n’ai pas), comme c’est difficile de les élever aujourd’hui. Je lui donne raison sur tout. En un instant, elle devient comme avant.

– La vie et le coeur, c’est tout la même chose, on pense qu’à ça, tout le temps. Elle me regarde. Mais vous, vous avez des jolies dents, des yeux bleus, châtain, ça court pas les rues. Vous devez refuser du monde… mettez-moi sur votre liste. De nouveau elle éclate de rire. Donnez-moi votre numéro téléphone, pas l’adresse, seulement le numéro! Comme ça je vous appelle quand je m’ennuie. On se reverrait dans un autre pays. Vous seriez aussi vieux, avec des cheveux gris comme moi.

Je finis mon dessin. Je me sens lessivé.

-Au revoir Madame, dis-je en lui baisant la main.

Daniel Frank – juin 1998

Madame A. est morte il y a quelques semaines.