Synergie

La scène me bouleverse. Dans le hall central, nous accrochons les tableaux. Des gens passent sans arrêt, l’ambiance est agitée. Soudain devant mes yeux, une dame apprend une mauvaise nouvelle et s’écroule de douleur. Je la regarde effrayé et j’ai presque envie de pleurer avec elle. Dans mes mains, je tiens un tableau qui a pour sujet des fleurs. Il me paraît aussitôt d’une terrible futilité face aux tragédies de vie qui se déroulent quotidiennement dans ce lieu. Pourtant je m’y accroche comme à une bouée de sauvetage. Je me demande pourquoi je viens exposer ici. Que faire contre le désespoir ? Je pose le tableau au mur. C’est ma seule réponse. La peinture fait preuve d’espoir dans ce monde.

Plus tard un jeune homme toxicomane, auquel je n’ai jamais adressé la parole au centre ville, me fait de grands compliments sur mon travail. Son regard est pertinent et ses mots me touchent. Quelques personnes s’adressent à moi spontanément à propos de l’exposition sans savoir que je suis l’artiste. Des moments insolites se succèdent. Il semble que la retenue habituelle face à l’art est plus vite dépassée ici. Les réactions sont immédiates et franches. On n’est pas dans une galerie, ni dans un centre d’art contemporain. L’art se confronte à la vie de tout le monde et non à ses alter ego. Comme le lieu n’est pas destiné à l’art, sa rencontre se passe de façon imprévisible. Elle peut aussi bien ne pas avoir lieu qu’interpeller plus librement le spectateur.

C’est ce qui me séduit dans ce lieu d’exposition. La réception n’est pas garantie et l’échange souvent involontaire. L’artiste se trouve parmi une multitude d’autres objets et panneaux de signalisation. Le flux et reflux des gens lui passent littéralement dessus. Sa présence est secondaire. Il fait partie de la saturation ambiante. La mission est d’autant plus délicate qu’il faut avec ces œuvres respecter les patients, viser l’harmonie en fonction de la gravité du lieu. La tradition européenne de l’art est pourtant inverse. Elle est faite de ruptures, de changements, de remises en questions et de provocations. Ainsi elle déjoue l’harmonie établie. Entre le besoin d’une décoration agréable et l’expression actuelle en quête de liberté, le chemin devient étroit.

Ces contraintes particulières au lieu sont pour moi un défi. On y prend le risque d’une certaine dévalorisation que l’on n’a pas dans un lieu artistique officiel. Les œuvres se retrouvent ici au cœur d’une civilisation moderne, quelques fois isolées dans l’agitation et l’indifférence. Elles doivent persévérer dans cette solitude pour apporter leur propre force et générosité aux patients. Réussir une exposition qui résiste à cet impact extérieur est donc une tâche difficile, mais qui permet de révéler encore mieux la valeur intrinsèque de l’œuvre.

Le risque vaut également pour les responsables d’expositions. Pourquoi défendre l’art dans un environnement en somme assez ingrat ? S’il n’y avait pas cette entente subtile et idéaliste entre les deux parties prenantes, ce serait impossible. Il s’agit d’un engagement habité par une vision humaniste. Disons que sans vision, on meurt…

Daniel Frank, Lausanne – février 2008